L'ange
Louis Émié

Au bord du crépuscule, a l'heure
où le jour chante à demi-voix,
où ni le jour, où ni la nuit
ne peuvent se départager,
à l'heure où l'on ne sait plus rien
du dieu que l'on fut par hasard,
à l'heure même où l'on hésite
à croire que l'on s'est trahi,
-- à l'ombre de mon ombre, un ange,
le plus beau qui se puisse voir,
un ange de toute blancheur,
-- ange de neige, ange d'hiver --
est venu soudain murmurer
mon nom, dans l'ombre que j'étais.
C'était l'heure du crépuscule,
où l'on prend peur, où l'on hésite
à croire que l'on fut, un jour,
celui qui voulut nous survivre.

Il fallait cette solitude
du jour qui chante à demi-voix,
cette minute, ce silence
où, d'un côté, le jour s'égare,
où, de l'autre, la nuit attend.
Mais lorsque l'ange eut dit mon nom
il ne fit plus ni nuit ni jour;
tout avait changé de couleur,
tout revenait d'un autre monde
-- d'un monde où l'on est sans regard,
où la main n'est plus une main,
où l'ombre ne cherche plus l'ombre
pour devenir ce qu'elle était.

L'ange avait replié ses ailes
pour ressembler à tout le monde;
il les tenait entre ses bras:
elles eussent pu s'envoler.
Il mettait ses pas dans les miens,
et ses pas étaient de silence,
d'un silence de jour de neige
quand c'était un soir de printemps.
Le bel ange blanc, dans mon ombre,
ne laissait briller sous ses pas
qu'un long sillage d'ombres blanches.

Il avait dit mon nom. Ce fut
une étoile qui vint au ciel
et puis une autre, une autre encore
et tant et tant qu'on ne vit plus
le ciel, mais un buisson d'étoiles
dont les plus belles écrivaient
toutes les lettres de mon nom.
Et, maintenant, il faisait nuit,
et je marchais les yeux fermés,
la main dans la main de mon ange.

Tout le silence était de neige,
comme une neige de printemps,
toute la nuit était silence
et le silence était en moi
qui n'était plus que mon silence,
lorsque mon ange de silence,
mon ange de neige et d'hiver
quitta mon ombre pour la sienne
et déploya toutes ses ailes
et me prit dans leur transparence
et m'emporta si loin du ciel
que je crus mourir de moi-même.

Alors, soudain, je vis paraître
tous ceux qui portaient mon visage
et qui ne me ressemblaient plus,
ceux que je n'avais pas été,
ceux qu'en moi j'avais espérés,
ceux qu'ailleurs j'avais attendus,
ceux qui m'avaient en vain cherché
et ne m'avaient pas reconnu,
ceux qui portent toujours le masque
des rendez-vous imprévisibles,
ceux du hasard, du coup de foudre,
ceux que l'on tient contre son cœur
et que le cœur doit ignorer,
ceux dont on peut mourir d'amour
quand l'amour est cette blessure,
cette absence, la solitude
qu'on est seul à pouvoir entendre.
Ils étaient là, tous mes visages
que je n'avais pas su subir.
Ils étaient à ma ressemblance
mais je ne les connaissais pas.

Une voix cherchait dans la mienne
toutes les voix de ces visages
et j'écoutais toutes ces voix
dans les chansons que l'ange blanc
chantait au fond du grand ciel noir.
Et j'écoutais toutes ces voix
dans celles que j'avais fait taire,
sans le savoir, sans les entendre,
un soir de mon adolescence
où j'avais cru tenir en moi
tous ceux pour qui j'etait voué,
tous ceux à qui j'étais promis,
sans le savoir, au cœur des limbes,
au cœur des limbes bienheureuses
où il ne fait ni nuit ni jour
-- un soir de mon adolescence
à l'heure où le jour et la nuit
ignorent qu'il est un partage
plus difficile qu'un aveu,
où l'on se trompe de mystère
-- où mon mystère rassemblait
tant de visages sur le mien,
tant de visages sans regard
qu'il ne m'eût pas été permis
de leur donner chair et regard.

Alors, l'ange réapparut
et me dit: "Ne regrette rien
quand tu n'as rien a regretter!
Qui t'a donné le droit de vivre?
Tu n'as pas eu le droit de vivre
puisqu'on ne l'accorde à personne,
puisqu'on ne l'achète qu'avec
le plomb de la fausse monnaie.
Il faut accepter de subir
tout ce que nous devons subir
pour étouffer notre existence.
Tu n'as pas eu le droit de vivre.
Tu n'as pas eu le temps du choix
puisque pour vivre il faut choisir.
Tu n'as pas choisi ton visage,
ton cœur, ton sang, ton apparence;
tu n'as pas choisi ton fantôme,
ni ton double, ni ton témoin;
tu n'as pas choisi ta souffrance,
tu n'as pas choisi cet enfant
qui décida de ton destin
(il était debout, contre un arbre,
et regardait, entre les branches,
les chemins qui menaient au ciel
quand la nuit les multipliait);
tu n'as pas choisi ton amour,
ni même l'ombre de l'amour
-- tu ne t'es même pas choisi
parmi ceux dont tu désirais
l'accomplissement infini.
Mais celui qu'en toi tu respires
celui qu'invisible je vois,
celui qui fait battre mes ailes
dans le vent précis de ton cœur,
celui qui guette ton silence
pour n'être plus que le silence
auquel tu dois être voué,
au cœur des limbes toutes blanches,
au cœur des limbes bienheureuses,
celui que tu n'as pas pu vaincre,
me diras-tu, cœur contre cœur,
ce que tes remords en ont fait?"
Et l'ange a fait battre ses ailes
et s'est enfui comme l'on meurt
en répétant tout bas mon nom
-- mon nom qui se multipliait
dans un royaume de nuages
où mon corps se multipliait
et qu'il n'était plus d'autre étoile
que la mienne au ciel de mon nom.

Et, depuis, lorsque revient l'heure
où le ciel chante à demi-voix,
où ni le jour, ou ni la nuit
ne peuvent se départager,
où je me trompe de mystère,
je sens passer sur mon visage
l'ombre de tant de ressemblances
et de tant de profils perdus
que je ne sais plus qui je suis:
cet étranger qui me regarde
de tous les yeux qu'il m'a donnés
et qui ne peuvent plus s'ouvrir
où l'inconnu que je regarde
d'un regard qui n'est pas à moi
et qui ne me révèle rien
qu'une ombre ou mon ombre se perd.

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